Looking for the unknown | Piaf

Non, pas par là ; tu vas tomber dans une faille et te retrouver enfouie sous le sol.

Ma mère eût pu les prononcer au mot près ; elle était si attentive à mes mouvements qu’elle était la branche qui maintenait sa feuille et refusait de la laisser, à l’automne venue, se détacher. Elle haïssait la neige, et plus que tout haïssait quand mon frère m’enjoignait à parcourir les bandes immaculées d’un pas naïf et inconscient du danger. J’eus pu connaître chaque aspérité de la lande si Perle de Nacre m’avait reprise par la bride au moment de mon apprentissage – mais le deuil de mon frère l’avait prise toute entière, et plus encore sa naissance odieuse, fruit d’un accouplement non désiré avec un solitaire. En tant que mère, elle avait assumé ses responsabilités jusqu’à ce que cette frange de son passé la morde violemment. En me voyant proche d’être guerrière, elle avait comme immergé d’un profond sommeil et me houspillait quand je lui narrais mes courses dans la lande enneigée. Une fois, j’étais tombée dans un terrier et je l’avais fort regretté. J’en étais presque venue à envier le Clan du Tonnerre d’avoir la chance de disposer d’un terrain aussi régulier.

En cet après-midi d’hiver, nul vent ne soufflait et nulle proie ne courait non plus. J’avais abandonné l’entreprise de la chasse, estimant que mes efforts seraient vains, et sachant qu’une patrouille m’avait précédée. Si des lapins s’étaient risqués à sortir, ils étaient entre leurs griffes.

La pâte neigeuse me collait aux coussinets comme un ruisseau qui se serait gelé autour de moi. J’optai pour des foulées légères afin de m’en débarrasser sans m’humilier, profitant d’une douce caresse d’un vent portant les prémices de la belle saison. Je franchis la frontière presque sans m’en apercevoir, et le manteau de la forêt me recouvrit bientôt toute entière. Parfois, des bouffées de l’enfance m’emportaient comme le courant, et je ne cherchais pas à m’en défaire. J’étais nerveuse, prise d’angoisse ; le mieux était de laisser couler, laisser passer, sans vouloir à tout prix tâter le terrain devant soi. J’étais vivante, bien nourrie, cela me suffisait pour poursuivre mon chemin.

La majesté des Quatre Chênes est plus flagrante lorsque l’on s’y rend seul. Les arbres se balancent doucement, les feuilles frémissent et le sol est moucheté de lumière lorsque paraît le soleil. Je m’abandonnai à ce spectacle, la queue autour des pattes, tandis qu’un rai solaire réchauffait ma fourrure.  

- Salutations, Etoile de la Nébuleuse. Belle journée, n'est-il pas ? Je ne pensais pas te croiser. J'avais envie d'être seule, mais ça ne fait rien. Les Quatre Chênes sont bien plus calmes hors assemblées. C'est assez paisible. Pourquoi es-tu venu ici ?

Intrus !
Je tressaillis, sortant de ma rêverie éveillée. Une partie de moi était ancrée dans les arbres environnants, indissociable de son essence, de son écorce, de ses branches et de ses feuilles. Qui osait venir me déranger ? Je tournai la tête vers l’importuné ; il portait sur lui des effluves de roche, d’eau cuivrée. En le détaillant avec plus de précision, je reconnus enfin le bras droit d’Etoile Matinale, Énigme des Abysses. C’était amusant, car ma lieutenante portait un nom similaire et sa fourrure noire exprimait tout le contraire de la féline immaculée comme la neige. Ses mots percèrent le plafond de ma mémoire.

« En effet, c’est un endroit paisible où il me plaît de réfléchir à tête reposée. » une envie absurde de me confier me chatouillait, mais je la refoulai. « Nous pouvons être seuls même en compagnie de quelqu’un d’autre. Veux-tu me rejoindre ? »

Cela n’avait rien d’un ordre ; c’était une demande polie. Elle pouvait décider de s’incliner et s’en aller si cela lui convenait. Je lui adressai un regard bienveillant, lui faisant comprendre que le choix lui appartenait. Le chant des oiseaux bruissait autour de moi, battait d’un rythme en harmonie avec ma conscience ; je me sentais bien, sereine dans cet environnement, oubliant la prison relative des arbres.

"Je ne suis pas contre. Être seul à plusieurs à l'air amusant."

L’expression employée eut le mérite de me faire sourire.

"Tout va bien chez toi ? A présent je suis chef et je m'appelle Etoile Énigmatique. Je dois dire que le rôle de chef est épuisant à porter. Je fais mille choses en une journée, c'est horrible... Et puis avoir neuf vies, c'est vraiment étrange, tu ne trouves pas ? On a l'impression d'être responsable de la vie de chacun de ses camarades... Je suis trop jeune pour être meneuse..."

Je dirigeai toute mon attention vers elle tandis qu’elle débitait son discours. La fatigue se lisait sur ses traits, ainsi que dans son ton. Je ne pensais pas qu’elle fût meneuse si tôt ; en effet, cela était prématuré. Elle n’avait qu’une petite dizaine de lunes en moins que moi – mais cela pouvait faire toute la différence. C’était un risque fréquent chez les jeunes lieutenants. Les chefs âgés périssaient sans avoir eu le temps de leur inculquer les valeurs nécessaires pour diriger tout un Clan.

« Le Clan du Vent se porte bien, Etoile Enigmatique. J’espère que tu porteras ce nom avec fierté malgré les obstacles qui te font face désormais. », répondis-je, compatissante.
« Nul n’est suffisamment prêt pour être à la tête d’un Clan, à vrai dire ; nous faisons avec ce qu’on nous a appris. La belle saison est là désormais, et peut-être cela t’aidera-t-il à t’habituer à tes nouvelles responsabilités. » je baissai la voix. « Tu es bien jeune, mais je ne me fais pas de soucis pour toi. »

Je m’arrêtai là, craignant de paraître trop familière. J’étais touchée par ses confessions, mais je ne devais pas en abuser non plus, car elle était mon égale. J’espérais lui insuffler un peu de confiance en l’avenir et en ses capacités.

« Et qu’en est-il du Clan du Ciel ? La chasse est-elle bonne ? » m’enquis-je en me raccrochant à la courtoisie.

- Oh, oui. La saison des feuilles vertes arrive pile poil. Le gibier arrive petit à petit. Nous avons une nouvelle portée de chatons, ce qui est toujours bon signe pour un clan. Pattes Pourpres va bientôt être mon apprentie, elle va s'appeler Nuage de Pureté, c'est son choix personnel. Moi, je l'aurais appelé Nuage Pourpre... Elle est très prometteuse, je la sent bien.

C'est dans ces moments que je me sentais hors du temps. Ailleurs. Ici, mais en même temps, voyageant à travers l'espace. Je ne savais pas trop comment le définir ; j'étais bien là, mais j'observais. Je tâtai la barrière relationnelle qui me séparait de la meneuse et, en moi-même, soupirai. L'objectivité et la subjectivité se disputaient les commandes de mon jugement. Elle s'était ouverte à moi. Un peu. Pourrais-je lui rendre la pareille ? Mon regard se perdit dans le lointain ; je souris. Je répondis d'un ton enjoué :

« Nuage de Pureté. C'est ce qu'elle veut être, sans doute. Espérons que ses exigences envers elle-même ne lui rendent pas la vie impossible. Nous pouvons passer à côté de tant de richesses du monde... » l'immensité océanique de mes yeux croisa celle, aérienne et épurée, d'Etoile Enigmatique. « Alors, qu'est-ce que ça fait, de diriger tout un Clan ? »

Peut-être qu'il n'y avait pas de réponse. Après tout, comment définir un sentiment ? Commander n'était pas mon fort, mais je m'y étais faite en l'attribuant à ma destinée. J'étais née pour être meneuse du Clan du Vent, et je remerciais mes ancêtres pour ce cadeau inestimable. J'étais née pour ouvrir la voie, montrer le champ des possibles, inspirer confiance. Oui, cela était un cadeau inestimable...